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12 December 2011 Valeur de la forět des Marais Tanoé-Ehy (sudest de la COTE D'IVOIRE) pour la conservation: dimension socio-anthropologique.
Didié Armand Zadou, Inza Kone, Vincent Kouassi MouroufiE, Constant Yves Adou Yao, Epiphanie K. Gleanou, Yves Aka Kablan, Djakalidja Coulibaly, Jonas Guéhi Ibo
Author Affiliations +
Abstract

La Forět des Marais Tanoé-Ehy (FMTE), identifiée par le Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d'Ivoire (CSRS) comme étant un site hautement prioritaire pour la conservation des primates en Afrique de l'ouest, est sujette à de fortes pressions anthropiques qui se traduisent par le braconnage, le prélèvement anarchique des ressources naturelles, l'exploitation forestière et les tentatives de défrichements agricoles. Tranchant avec les politiques traditionnelles de conservation des écosystèmes caractérisées par l'exclusion des communautés locales, un programme pilote de gestion communautaire de cette forět a été initié, depuis septembre 2006, avec les populations riveraines. L'appréhension des déterminants du succès et de la durabilité de cette expérience passe par une bonne connaissance des valeurs socio-économiques et anthropologiques qui sous-tendent les rapports des communautés locales avec cette forět. Dans une approche qualitative, avec les outils d'analyses compréhensive, fonctionnaliste et interactionniste, cette étude a permis de comprendre comment l'existence de la FMTE participe à la préservation des moyens de subsistance des riverains et au maintien de leurs repères socioculturels. L'étude démontre ainsi que la valeur de la FMTE pour la conservation ne se limite pas à la spécificité de sa biodiversité et donne, par ailleurs, des pistes pour une bonne prise en compte de la dimension socio-anthropologique de la conservation de ce patrimoine forestier naturel.

Introduction

Pendant longtemps, les politiques forestières ont été conçues en considérant que les utilisateurs locaux des forěts en étaient des destructeurs potentiels [1]. Certaines Organisations non gouvernementales (ONG) internationales et les autorités gouvernementales chargées de l'élaboration de ces politiques ont ainsi ignoré les connaissances et les capacités des communautés locales à gérer durablement les patrimoines forestiers. Il est pourtant évident que personne n'est plus intéressé que les communautés locales par l'aménagement durable des forěts puisqu'elles constituent leur moyen de subsistance et que personne ne maîtrise mieux que ces communautés le fonctionnement et la gestion des écosystèmes forestiers [2]. Il n'est donc pas surprenant que les premières politiques forestières n'aient permis d'obtenir que des résultats mitigés. En effet, l'exploitation abusive des ressources naturelles dans les pays du Sud, économiquement pauvres mais riches en biodiversité et le développement économique dans les pays industrialisés, économiquement riches mais pauvres en biodiversité, a provoqué une érosion importante de la diversité biologique dans les pays du Sud [3].

Aujourd'hui, partout sur la planète et surtout dans les pays du Sud, de nombreuses personnes souffrent de la destruction à grande échelle des patrimoines forestiers qui les prive des ressources naturelles dont elles ont toujours tiré leurs moyens de subsistance [4]. Dans ces pays du Sud, les défrichements à grande échelle, tant par la méthode traditionnelle que mécanisée, pour des fins culturales, l'exploitation forestière anarchique et le braconnage sans précédent, ne garantissent plus la pérennité de leurs richesses en diversité biologique [5].

Le cas de la Côte d'Ivoire, ancienne colonie française est illustratif de cette situation. Les autorités coloniales y avaient pris, très tôt, des mesures de sauvegarde des ressources naturelles. En effet le décret du 20 juillet 1900, portant organisation du régime forestier de la colonie de Côte d'Ivoire, fixait déjà les contours du régime forestier ivoirien à l'époque. A partir des années 1920, un important réseau de forěts classées et de parcs et réserves visant à affranchir une bonne partie des écosystèmes les plus représentatifs du pays de l'exploitation par les communautés riveraines va se constituer. A l'indépendance acquise en 1959, ce réseau d'aires protégées couvrait plus de cinq millions d'hectares [6].

Après l'indépendance, des dispositions juridiques et institutionnelles seront prises pour consolider la dynamique de préservation des ressources naturelles de la Côte d'Ivoire. Malgré toutes ces mesures, les ressources naturelles, à ce jour, connaissent un niveau de dégradation élevé par rapport à la situation de départ. En effet, ce pays fait partie des pays tropicaux ayant connu les plus forts taux de déforestation. De 15 millions d'hectares de forět au début du XXème siècle et de douze 12 millions d'hectares à l'indépendance, la couverture forestière de la Côte d'Ivoire est estimée aujourd'hui à environ trois millions d'hectares pour les plus optimistes [7]. Le déclassement d'une partie de certaines aires protégées est měme proposé par certaines autorités comme une solution au manque de terres cultivables pour satisfaire des besoins de plus en plus croissants dus à une démographie galopante [8]. L'effet de la déforestation et du braconnage sur la faune, en général, est dramatique. La faune se raréfie dans la plupart des parcs nationaux et réserves et plusieurs espèces animales n'existent quasiment plus dans certaines aires protégées [9].

La situation est encore plus alarmante dans le domaine rural où certaines forěts de propriété commune restent assujetties au libre accès pour une exploitation anarchique par une population croissante, et sont, de ce fait, vouées à une disparition totale [10].

Un changement d'approche, dans la gestion des ressources naturelles, s'avère donc indispensable, en Côte d'Ivoire comme ailleurs dans le monde. Il faut notamment que les systèmes de gestion communautaire des ressources naturelles redeviennent visibles et refassent leurs preuves comme une option valable pour une conservation durable des ressources naturelles [11].

Dans le sud-est de la Côte d'Ivoire, un programme pilote de gestion communautaire a été initié en septembre 2006 et porte sur la Forět des Marais Tanoé-Ehy identifiée par le Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d'Ivoire (CSRS) comme étant un site hautement prioritaire pour la conservation des primates en Côte d'Ivoire [12].

Dans cet article, nous démontrons la valeur de cette forět pour la conservation, au plan socio-anthropologique, en analysant les rapports des communautés riveraines avec elle. Les résultats de cette étude permettront d'identifier les facteurs de succès et de durabilité de cette expérience de gestion communautaire en Côte d'Ivoire.

Méthodes

Site d'étude

L'étude s'est déroulée dans et autour de la FMTE, dans l'angle sud-est de la Côte d'Ivoire. Dans cette région, le fleuve Tanoé fait office de frontière naturelle entre la Côte d'Ivoire et le Ghana (Fig. 1). Les neuf villages de la zone du projet sont dans les circonscriptions administratives de Noé (Saykro, Ehania-Tanoé, Kongodjan-Tanoé, Kadjakro, Yao-Akakro), Tiapoum (Atchimanou) et Nouamou (Nouamou, Dohouan, Kotoagnuan) dépendant elles-měmes de la Préfecture de Tiapoum. La population est composée par les autochtones Agni et Appolo qui cohabitent de façon pacifique avec les allochtones Baoulé, Sénoufo, Malinké…et par des étrangers burkinabés, ghanéens et maliens. L'économie de la région est dominée par l'agriculture; ce qui a eu pour conséquence le remplacement des écosystèmes forestiers par de vastes plantations de cocotiers et de palmiers à huile dont certaines appartiennent aux villageois et d'autres à la Palmeraie Industrielle de Côte d'Ivoire (PALMCI), une unité agroindustrielle spécialisée dans la production d'huile de palme. Les seules forěts naturelles qui existent encore dans la région sont quelques forěts sacrées de petites superficies (moins de 2 hectares en général) et la FMTE (12 000 hectares) qui, de toute évidence, n'a été conservée que du fait de son caractère marécageux qui la rend impraticable. Outre l'agriculture, la pěche est pratiquée par une grande frange de la population dans les nombreux cours d'eau de la région, notamment le fleuve Tanoé et la lagune Ehy et leurs ramifications. Les villages de la région ont, pour la plupart, du mal à se développer et ne disposent pas souvent d'écoles, d'eau potable, de centres de santé… sans oublier le mauvais état des pistes qui y mènent.

Fig. 1.

Champ géographique de l'étude dans l'angle sud-est de la Côte d'Ivoire, en Afrique de l'Ouest (Conception: RASAPCI, 2010).

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Récolte des données

Entretiens individuels et de groupe

Des entretiens semi-directifs individuels et de groupe (focus group) ont été réalisés, dans neuf villages riverains de la FMTE, avec divers acteurs locaux de la gestion communautaire ou de l'exploitation des ressources naturelles dans et autour de cette forět, entre septembre 2006 et décembre 2010. Dans chaque village, la chefferie (le chef du village et ses notables), les représentantes de l'association des femmes, les représentants de l'association des jeunes ont été interrogés individuellement et aussi en groupe. Au total, 192 personnes ont participé aux entretiens individuels et 40 autres aux entretiens de groupe dans la měme période. Les guides d'entretiens utilisés ont été élaborés en fonction des différentes catégories sociales, autour de cinq axes: la question foncière, l'organisation socio-politique, les activités économiques, les infrastructures socio-économiques et les rapports des populations avec la nature.

Enquětes ménages

Pour avoir une idée de l'importance relative de différentes formes d'exploitation des ressources naturelles dans la FMTE, une enquěte ménages a été réalisée, entre 2008 et 2010. La base de cette enquěte était l'administration d'un questionnaire aux chefs de ménages ayant au préalable déclaré exploiter les ressources biologiques de la FMTE. Au total, sur 231 ménages recensés dans les neuf villages de la zone d'étude, 70 chefs de ménages ont ainsi été interrogés.

Observations directes

Au cours de nos séjours dans les neufs villages de la zone d'étude, nous avons procédé à une observation directe des acteurs locaux dans leurs pratiques quotidiennes. Nous avons de měme observé des éléments physiques de leur environnement. Ces observations nous ont permis de compléter des informations fournies par les personnes et groupes interrogés ou d'en vérifier la véracité.

Analyse et interprétation des données

Trois méthodes d'analyse ont été utilisées:

  • la compréhension basée sur le postulat selon lequel l'action humaine est essentiellement l'expression d'une conscience, la résultante de motivations, bonnes ou mauvaises [13; 14]. Cette méthode a permis de cerner le sens de l'activité individuelle ou collective des populations locales pour la conservation de cette relique forestière;

  • l'analyse basée sur le fonctionnalisme qui consiste à saisir chaque institution dans la fonction qu'elle a dans la société ou par rapport à son utilité [15]. Cette méthode a permis de connaître le rôle de chaque acteur clé dans la mise en œuvre de la gestion communautaire de cette forět;

  • l'analyse stratégique interactionniste qui met l'accent sur la capacité des acteurs à manipuler les règles en fonction de leur marge de manœuvre pour atteindre des objectifs [16] et l'analyse basée sur la théorie des jeux, utile pour étudier les situations où plusieurs acteurs ont à prendre une décision dont dépend un résultat qui les concerne tous [17]. Cette méthode a permis d'appréhender les actions concrètes des différents acteurs du processus, ces actions étant vues comme des « construits sociaux » dont l'objectif ultime est la conservation à long terme de la forět pour un Développement durable de la localité.

Résultats

Exploitation des ressources biologiques de la FMTE par les riverains

L'analyse du contenu des propos d'acteurs et des observations de leurs faits et gestes quotidiens, dans une approche compréhensive visant à saisir le rôle et l'importance de la FMTE pour les populations riveraines, ressort clairement la fonction socio-économique de cette forět en plus de sa fonction écologique dans la localité. En effet, il en ressort que les formes les plus répandues et les plus fréquentes d'exploitation des ressources naturelles de la FMTE par les riverains sont la chasse, la pěche, l'exploitation de plantes médicinales, le prélèvement de bois de chauffe et de construction, le prélèvement d'autres matériaux d'origine végétale pour la construction (rotin, feuilles de raphia…) ou la fabrication artisanale de différents objets dont certains sont les principaux outils de travail des pěcheurs (nasses, pirogues…) ou des transporteurs par voie fluviale ou lagunaire (bateaux…). La fabrication de boissons distillées localement et le défrichement agricole sont des activités secondaires (moins répandues) pratiquées dans ladite forět (Fig. 2).

Nos séjours dans la FMTE nous ont permis de constater que la chasse au fusil y reste relativement intense à en juger par les nombreuses douilles de cartouches ramassées en plusieurs endroits et par les coups de fusils entendus, à plusieurs reprises. Selon les enquětés, les chasseurs proviendraient des villages ivoiriens et ghanéens situés autour de la FMTE.

Fig. 2.

Quelques formes répandues d'exploitation des ressources biologiques de la FMTE Une réserve de bois de chauffe constituée par un ménage à Kongodjan-Tanoé (en haut, à gauche), Des nasses en rachis de raphia et rotin destinées à la pěche à Yao-Akakro (en haut, à droite), Un atelier de fabrication de pirogues à Nouamou (en bas, à gauche), Transport sur la Tanoé assuré par un bateau artisanal (en bas, à droite) (Photos: ZADOU, 2010).

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La pěche à la nasse reste, toutefois, la forme d'exploitation la plus pratiquée par les riverains de la FMTE à en juger par le grand nombre de nasses observées dans la FMTE et les ateliers de fabrication dans la plupart des villages riverains. Au total, 87, 1% des paysans riverains interrogés sur leurs activités affirment pratiquer la pěche dans la FMTE. Ces enquětés affirment, en outre, que la pěche est aussi l'une des activités les plus lucratives dans la région. Les produits de la pěche dominés par les poissons du genre Chrysictys (Fig. 3) à Kadjakro seraient destinés à la consommation familiale mais aussi, et surtout, à la vente dans les villages ivoiriens et ghanéens environnants et měme dans les grandes villes ivoiriennes et ghanéennes les plus proches. « Cette forět (FMTE) est une marmite pour nous ». Ces propos du Chef du village de Kadjakro traduisent le fait que les riverains trouvent l'essentiel de leurs moyens de subsistance dans la FMTE. Pour souligner l'importance économique de la pěche, le měme chef renchérit: « il y a deux traites dans cette localité, à savoir la traite du café-cacao et celle du poisson ».

Les enquětes ont révélé qu'au moins 12 espèces de plantes de la FMTE sont exploitées par les riverains à des fins médicinales (Tableau 1). Ces plantes interviennent dans la confection de recettes médicamenteuses destinées à soigner des cas de paludisme, de nausée, de stérilité, d'hémorroïdes, d'infection par des parasites intestinaux, de rhumatisme, de fibrome, de fièvre typhoïde, d'envoutement etc.

Tableau 1:

Liste de plantes utilisées à des fins médicinales dans les villages riverains de la FMTE

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Selon les enquětés, l'utilisation des plantes médicinales (Fig. 4) est répandue, notamment, du fait des énormes difficultés d'accès aux soins de medecine moderne du fait de leur coût relativement élevé et de l'éloignement des centres de santé de certains villages.

La majorité des maisons dans les villages riverains de la FMTE sont couvertes par des feuilles de raphia. Les matériaux de construction et d'artisanat proviennent pour la plupart de la FMTE, seule forět encore bien conservée dans la zone (Fig. 5). Nombreux sont les riverains interrogés qui reconnaissent ne pas avoir les moyens d'acquérir le matériel requis pour la construction de maisons modernes.

Fig. 3.

Produits de pěche dominés par les poissons du genre Chrysictys obtenus à Kadjakro (Photo: ZADOU, 2008).

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Le « koutoukou », une boisson distillée localement (Fig. 6) et le « bandji » ou vin de palme sont produits de façon artisanale, dans la FMTE, à partir, respectivement, de raphia et de palmiers à huile. Ces boissons constituent une source de revenus pour de nombreuses personnes. Les boissons locales ont une forte valeur sociale en ce sens qu'elles sont traditionnellement utilisées pour recevoir des visiteurs à la maison ou des invités dans le cadre des festivités villageoises.

Sacralité des rapports des communautés riveraines à la FMTE

L'analyse des discours des populations locales et de leurs faits et gestes, dans une approche compréhensive visant à cerner les motivations des actions des populations autochtones dans leurs pratiques ancestrales en relation avec la FMTE, amène à comprendre que plusieurs villages riverains de la FMTE ont des rapports fortement empreints de sacralité avec la nature (Fig. 7). En effet, à l'exception de Kongodjan-Tanoé peuplé en majorité d'immigrants musulmans, ces villages adorent des cours d'eau (Lagune Ehy et Rivière Tamsé adorées par Nouamou, Fleuve Tanoé adoré par Saykro, Ehania-Tanoé, Kadjakro et Atchimanou, Rivière Douegnan adorée par Yao-Akakro, Rivières Dohouan et Dayonnin adorées par Dohouan, Rivières Kotoagnuan et Akissi běyoh n'gban adorées par par Kotoagnuan).

Fig. 4.

Médicaments à base de plantes vendus sur la place publique à Nouamou (à gauche) et en préparation à Kotoagnuan (à droite) (Photos: ZADOU, 2008).

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Fig. 5.

Habitations finie (à gauche) et en construction (à droite) à base de matériaux provenant de la FMTE (Photos: ZADOU, 2009)

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Fig. 6.

Site de production du « koutoukou » au bord du fleuve Tanoé (Photo: ZADOU, (2008).

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Les cérémonies d'adoration des « génies protecteurs » qui habitent ces eaux ont lieu, au moins une fois par an, dans la FMTE qui constituerait leur habitat.

Des interdictions régulent la sacralité de ces cours d'eau et de la FMTE. Par exemple, leur accès est interdit le mercredi ou « manin » pour les Agni et « manan » pour les Apollo. Selon le chef de terre (“azrèh minnin” en Apollo) de Nouamou, « c'est un jour consacré aux génies et autres habitants de la forět. Auparavant, lorsqu'on s'y hasardait ce jour, ce sont des sons de tambours qui se faisaient entendre. On pouvait aussi se perdre et se retrouver facilement de l'autre côté de la rive, au Ghana ou měme disparaître ». Par ailleurs, aucune femme n'est autorisée à traverser tous ces cours d'eau sacrés, pendant la période de menstruation. En cas de violation de cette interdiction, des sacrifices sont exigés aux fautives si elles ne veulent pas s'attirer les pires malédictions.

Mobilisation sociale des communautés riveraines pour la préservation de la FMTE

La FMTE abrite des sites sacrés traditionnellement protégés de façon efficiente par les autochtones de la plupart des villages riverains. En effet, le programme pilote de gestion communautaire de la FMTE a bénéficié d'une forte mobilisation sociale en partie liée à des motivations d'ordre sacré comme révélé plus haut par l'approche compréhensive. Cette forět constitue par exemple, l'un des derniers refuges pour certaines espèces animales et végétales très importantes pour des pratiques traditionnelles. C'est le cas du colobe de Geoffroy - Colobus vellerosus - selon un notable à Dohouan qui déclare que les excréments de ce singe sont utilisés pour des cérémonies expiatoires par les peuples du canton « adouvlě ». Pour ces peuples, le dixième enfant né d'une femme reste maudit à vie, si la cérémonie expiatoire n'est pas faite. Il en est de měme pour l'enfant né d'une femme qui est tombé enceinte sans avoir eu ses menstrues quatre fois après un accouchement précédent. Les crottes du měme singe sont utilisées dans des cérémonies de purification des femmes ayant commis l'adultère.

La mobilisation des institutions locales pour la conservation de la FMTE se traduit par plusieurs faits marquants révélés par une analyse fonctionnaliste, notamment:

  • la mise en place, dans les cinq villages les plus proches de la forět, d'équipes de surveillance, de sensibilisation, d'appui à la recherche et au développement local, depuis septembre 2006 en partenariat avec le CSRS et des ONG de conservation;

  • la rédaction par les chefferies de huit villages, de demandes motivées de classement de la FMTE adressées au Ministre de l'Environnement;

  • la participation active des communautés et associations villageoises à toutes les étapes du processus de classement de la FMTE, notamment la délimitation participative, l'élaboration des règles de gestion et la mise en place d'une organisation pour la gestion de la forět avec l'appui de chercheurs, d'ONG de conservation et de l'administration.

L'analyse stratégique interactionniste et l'analyse basée sur la théorie des jeux montrent ainsi des synergies développées par des acteurs indigènes (chefferies, associations villageoises…) et des acteurs étatiques (Corps préfectoral, administration forestière…) et privés (CSRS, ONG…). Ces synergies se présentent comme des « construits sociaux » autour d'un idéal commun: la conservation à long terme de ladite forět et le bien ětre des riverains. Ces analyses mettent aussi en évidence des oppositions entre groupes d'acteurs:

  • l'opposition d'un refus ferme à des exploitants forestiers měme lorsque ces derniers prétendaient détenir une autorisation de l'administration forestière comme ce fût le cas à Dohouan en 2007;

  • la participation de tous les groupes constitués à la campagne de protestation initiée par le CSRS et des ONG de conservation lorsqu'une importante compagnie agroindustrielle a entrepris de raser la forět en 2008.

Fig. 7.

L'entrée du site d'adoration de Ehy (en haut, à gauche) et cérémonies d'adoration de cours d'eau à Dohouan (en haut, à droite), Yao-Akakro (en bas, à gauche) et Kadjakro (en bas, à droite). (Photos: ZADOU, 2008).

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Discussion

Les rapports des communautés locales avec la FMTE, une interdépendance avérée

La biodiversité diminue rapidement à travers le monde. Cependant, il est fort probable que cette perte ne sera ressentie nulle part ailleurs de manière plus dramatique qu'en Afrique rurale, où la majorité des habitants dépendent des ressources biologiques pour leurs subsistances. Pour les communautés riveraines de la FMTE, l'exploitation des ressources naturelles de cette forět est une question de survie. Leurs moyens d'existence dépendent d'un accès libre et aisé à une grande variété de ressources biologiques pour se procurer nourriture, combustibles, médicaments, matériel de construction et assurer leur sécurité économique. L'étude a montré que l'agriculture et la pěche sont les principales activités économiques dans la région. Les rendements de ces activités nécessitent une présence de couverts forestiers procurant une bonne pluviométrie. Par exemple, en Côte d'Ivoire, la boucle du cacao, c'est-à-dire la zone la plus productive, est passée au début des indépendances de la région d'Aboisso au Sud-Est à celle de Dimbokro au centre. A partir des années 1970-80, cette boucle du cacao est passée dans la région d'Abengourou à l'Est. Depuis 1990, la boucle du cacao se situe dans la région de Soubré au Sud-Ouest. Ce déplacement est dû à la recherche de forěts denses par les paysans. La raréfaction de ce type de couvert forestier ajouté à la diminution des pluies dans les premières zones ont entrainé le déplacement de la boucle vers le Sud-Ouest où il pleut encore beaucoup du fait de la présence du Parc National de Taï (PNT), l'une des plus grandes superficies de forět ombrophile primaire de Côte d'Ivoire. De měme, les exemples de régions où l'activité de pěche a périclité du fait d'une baisse du niveau des eaux elle-měme liée à une raréfaction des pluies sont légions.

Les ichtyologues pensent (et les paysans le savent de façon empirique) que la FMTE joue un rôle capital dans le renouvellement des stocks de poissons en servant de site de reproduction (Prof. Tidiani Koné, communication personnelle). L'importance de la FMTE pour les communautés riveraines va au delà des moyens de subsistance. En effet, le maintien de l'identité culturelle de ces communautés dépend de celle des cours d'eau sacrés et de certains animaux dont la survie dépend de celle de la FMTE.

L'importance de la biodiversité pour le maintien de l'identité culturelle des peuples a été démontrée ailleurs. Par exemple autour du Parc National de Taï, dans le sud-ouest de la Côte d'Ivoire, les peuples Wě utilisent les plantes pour la fabrication de masques sacrés censés ětre dotés de pouvoirs surnaturels qui leur permettent d'assurer la protection des communautés et de faire respecter les interdits pour la bonne marche de la société [18].

La responsabilisation des communautés, gage de la durabilité de la conservation de la FMTE?

La responsabilisation des communautés et leur forte mobilisation pour la gestion de la FMTE est porteuse de gage de durabilité [20] là où les stratégies de conservation basées sur la création d'aires protégées gérées exclusivement par des structures étatiques ont montré leurs limites et suscitent désormais méfiance et comportements réfractaires au sein des communautés [7,9]. En effet, la constance des discours argumentés en faveur de la conservation de la FMTE et surtout la perspective d'une sacralisation des règles d'accès aux ressources de cette forět augurent de leur respect pour une conservation à long terme du site et pour le bien-ětre des riverains. L'importance de la sacralité pour la préservation des aires communautaires n'est pas spécifique à la Côte d'Ivoire. Au Sénégal par exemple, l'Espace Naturel Communautaire « Kër Cupaam » a été ainsi baptisé par les communautés locales du nom du génie protecteur de la zone afin de permettre à l'ensemble des habitants des villages riverains de se reconnaître dans l'espace entourant deux écosystèmes protégés: la Réserve Naturelle de Popenguine et la Réserve Naturelle d'Intérět Communautaire de la Somone [19]. Par ailleurs, la fixation de règles d'accès aux ressources naturelles pour la durabilité n'est pas une expérience nouvelle dans la région de la FMTE. En effet les villages les plus proches des principaux cours d'eau de la région ont établi, depuis des décennies, une réglementation des pěcheries permettant d'éviter efficacement l'épuisement des « stocks » tout en soutenant le progrès social et le développement économique (Prof. Tidiani Koné, communication personnelle).

Pour ainsi dire, la présente étude permet de conclure que, d'un point de vue socio-anthropologique, la FMTE est une forět à Haute Valeur pour la Conservation selon les normes du Forest Stewardship Council (Fsc) en ce sens qu'elle est fondamentale dans la satisfaction des besoins de base des communautés locales et qu'elle est capitale à l'identité culturelle traditionnelle des communautés locales. En outre, l'étude laisse penser que la mobilisation des communautés et leur expérience en matière de fixation des règles de gestion des ressources naturelles, ainsi que la possibilité de sacralisation desdites règles sont de nature à favoriser la durabilité de la gestion communautaire de la FMTE.

Implication pour la conservation

L'étude a démontré que la valeur de la FMTE pour la conservation ne se limite pas à la spécificité de sa biodiversité. En effet, en conservant une telle forět, l'on conserve, dans le měme temps, les moyens de subsistance des communautés riveraines ainsi que des valeurs essentielles pour l'équilibre social et spirituel au sein de ces communautés.

L'étude confirme donc que les communautés locales sont celles qui ont le plus d'intérěts dans la conservation de leur patrimoine. Leur engagement effectif dans toute mesure de conservation de ce patrimoine en constitue donc le meilleur gage de succès [20].

En outre, la durabilité de cet engagement měme, dépend de la prise en compte de plusieurs paramètres déterminants dont les référents culturels des communautés locales. En effet, les communautés rurales croient en un équilibre global entre les ressources de la nature, les forces surnaturelles et les hommes et ont donc une culture de conservationnistes qui devrait ětre valorisée. Certaines personnes estiment que ce qui doit ětre « durable » dans une communauté n'est pas la croissance économique, le développement, la participation au marché ou les avantages compétitifs, mais la trame de la vie dont dépend sa survie [21].

Vu l'attachement des communautés riveraines de la FMTE à leurs traditions, les règles de gestion de la FMTE devraient prendre en compte les interdits liés à la sacralité de certaines zones. Il n'est pas exclu que ces règles de gestion soient ritualisées en interdits sociaux vu que la préservation de cette forět est essentielle au maintien à long terme de quelques cours d'eau sacrés. Cela favoriserait un respect plus scrupuleux des règles d'accès aux ressources de cette forět et faciliterait donc sa gestion [22].

Remerciements

Nos remerciements vont à l'endroit des institutions suivantes:

  • le Centre Sui sse de Recherches Scientifiques en Côte d'Ivoire (CSRS);

  • le Programme d'Appui Stratégique à la Recherche Scientifique (PASRES);

  • la Direction de la Protection de la Nature (DPN) du Ministère de l'Environnement et du Développement Durable de Côte d'Ivoire;

  • le Corps Préfectoral du Département de Tiapoum en Côte d'Ivoire;

  • la Mairie de Tiapoum;

  • les ONG CEPA (Conservation des Espèces et Populations Animales), WAPCA (West African Primates Conservation Association), ACB-CI (Actions pour la Conservation de la Biodiversité en Côte-d'Ivoire) et SOS Forěts;

  • les notabilités et les populations des villages riverains de la FMTE.

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© 2011 Didié Armand Zadou, Inza Kone, Vincent Kouassi Mouroufie, Constant Yves Adou Yao, Epiphanie K. Gleanou, Yves Aka Kablan Djakalidja Coulibaly and Jonas Guéhi Ibo. This is an open access paper. We use the Creative Commons Attribution 3.0 license http://creativecommons.org/licenses/by/3.0/ - The license permits any user to download, print out, extract, archive, and distribute the article, so long as appropriate credit is given to the authors and source of the work. The license ensures that the published article will be as widely available as possible and that the article can be included in any scientific archive. Open Access authors retain the copyrights of their papers. Open access is a property of individual works, not necessarily journals or publishers.
Didié Armand Zadou, Inza Kone, Vincent Kouassi MouroufiE, Constant Yves Adou Yao, Epiphanie K. Gleanou, Yves Aka Kablan, Djakalidja Coulibaly, and Jonas Guéhi Ibo "Valeur de la forět des Marais Tanoé-Ehy (sudest de la COTE D'IVOIRE) pour la conservation: dimension socio-anthropologique.," Tropical Conservation Science 4(4), 373-385, (12 December 2011). https://doi.org/10.1177/194008291100400402
Received: 14 August 2011; Accepted: 4 October 2011; Published: 12 December 2011
KEYWORDS
Afrique de l'Ouest
Côte d'Ivoire
Dimension socio-anthropologique
Forět des Marais Tanoé-Ehy
Gestion communautaire
Valeur pour la conservation
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